l'interview du Docteur Gérard Porte, médecin-chef du Tour de France
Handicapzéro : Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a conduit au cyclisme et que vous soyez aujourd'hui le responsable médical du Tour de France ?
Docteur Gérard Porte : C'est une longue histoire qui commence quand j'avais 4, 5 ans. Tout gamin je rêvais déjà du vélo, du Tour de France comme on en a tous rêvé. Je me souviens que le facteur passait pour vendre les calendriers et j'avais choisi une photo du Tour de France où on voyait dans les lacets des cols, le peloton s'étirer. C'était vraiment un rêve qui me semblait inaccessible. J'habitais en Haute-Marne, un petit village à côté de Colombey-les-deux-Eglises où il ne se passait jamais rien et je n'aurais jamais pensé voir le Tour de France, encore moins en faire parti. Plus tard quand j'ai eu envie de faire médecine, j'écoutais à la radio le Docteur Dumas qui était l'un de mes prédécesseurs et je me disais qu'il avait de la chance d'être auprès des plus grands coureurs et de les soigner. Pendant mes études je me suis présenté, au culot, à la société du Tour de France en disant : "j'ai l'équivalent du diplôme d'infirmier, je suis passionné de vélo, je suis libre au mois de juillet si vous avez besoin de quelqu'un…" Coup de chance, j'ai d'abord été pris à l'essai sur quelques courses avant le Tour et j'ai fait mon 1er Tour en 1972 à l'âge de 21, 22 ans, puis médecin. Durant mes études j'ai été infirmier pendant 4 ans, puis 6 ans comme médecin adjoint après ma thèse et depuis 28 ans je suis responsable du service médical.
Expliquez-nous votre rôle, votre équipe, combien il y a de personnes et comment ça se passe…
Notre rôle avant tout, est d'assurer l'assistance médicale de la course. On est là pour accompagner les coureurs du départ à l'arrivée, … et même avant le départ du Tour de France puisqu'il faut préparer le matériel, les véhicules, les médicaments. Nous sommes également responsables des coureurs jusqu'à l'arrivée sur les Champs Élysées. Nous intervenons essentiellement pendant la course, notamment en cas de chute, si les coureurs sont malades, s'ils ont mal aux genoux, s'ils sont pris de vomissements… On peut également les revoir après la course, éventuellement pour les emmener à l'hôpital faire des points de sutures, une radiographie, un examen complémentaire…Il est également possible que le médecin d'une équipe lui-même ait besoin de notre diagnostic en complément du sien. Notre travail consiste également à assurer l'assistance médicale de tous les suiveurs (2 000 journalistes, 1 000 personnes dans la caravane publicitaire et 1 000 personnes par ailleurs). On peut dès lors être appelés pour des angines, des bronchites, des maux de dos, des problèmes digestifs, ophtalmiques, dermatologiques... Enfin, nous intervenons aussi auprès du public quand il y a nécessité, assistance aux personnes en danger, on s'arrête le long de la route si quelqu'un fait un malaise ou qu'il vient d'y avoir un accident, on prodigue les 1ers soins.
Juste pour situer les choses, pourriez-vous nous dire ce que représente le staff médical sur une course comme le Tour de France ?
Globalement nous sommes 20 personnes : 8 médecins, 1 infirmière, 1 kinésithérapeute ostéopathe et 10 autres personnes "paramédicales", les chauffeurs d'ambulances, les chauffeurs des voitures légères, le pilote de la moto. Nous avons également un camion réserve qui est hors course mais qui fait partie du service médical. Le service médical se répartit de la manière suivante :
• au niveau de la course, à l'avant, il y a une moto avec un médecin qui couvre les échappés,
• derrière le peloton, il y a une voiture médecin, un cabriolet, c'est généralement ma position en tant que responsable,
• ensuite il y a un 2ème cabriolet avec un médecin également qui fait lui, la navette à l'arrière de la course quand il y a des "lâchés",
• derrière le peloton il y a 3 ambulances qui se répartissent en fonction de la distance qu'il y a entre les coureurs, puisque dans une étape de montagne il y a quelque fois 1 heure d'écart entre le 1er et le dernier coureur. Nous avons également 3 ambulances avec 1 médecin dans chacune d'elles qui suivent la caravane publicitaire.
Dans la course quels sont les petits bobos qui reviennent le plus souvent ?
La principale pathologie des coureurs c'est évidemment la chute. Heureusement la plupart sont bénignes et la grande majorité des coureurs peut remonter sur leur vélo et repartir. Ils se font soigner en roulant parce que ça saigne, ou ça leur fait mal, pour qu'on nettoie un petit peu et qu'on protège les plaies. On peut avoir également des problèmes digestifs ou pulmonaires. Les problèmes digestifs surviennent essentiellement quand il fait très chaud et que les coureurs boivent beaucoup et beaucoup trop froid. A l'inverse quand on a du mauvais temps, des alternances pluies-froid, pluies-soleil, froid-chaud, ce sont souvent les poumons ou la gorge qui le tolèrent moins bien et on doit alors faire face à des maux de gorge ou des petites bronchites. Il peut également y avoir des problèmes dermatologiques ou ophtalmiques. Il y a aussi les bobos du sportif : tendinites, crampes, douleurs musculaires, douleurs articulaires consécutive à une chute…
Rencontrez-vous des coureurs un peu fatigués qui profitent de la voiture pour s'accrocher un peu ou pour gagner quelques minutes ?
Oui mais c'est plus psychologique qu'autre chose, parce que les étapes font entre 150 et 200 Km, soit plus de 4 heures de route. S'accrocher à la voiture pendant une minute ne leur apportera pas grand-chose par rapport à la quantité d'efforts d'une journée sur le vélo.
Vous nous disiez que vous étiez sur le Tour depuis 1972, vous avez donc une très bonne vision des cyclistes et de leur évolution. Que pouvez-vous nous dire sur l'effort de ces sportifs par rapport à il y a 20 ans.
C'est surtout la science qui a évolué. Autrefois faire du vélo c'était monter sur un vélo et appuyer le plus fort possible sur les pédales, faire des tas de kilomètres avant le début de la saison et courir sans avoir de repères sinon ceux de l'expérience de chacun. Aujourd'hui les choses ont beaucoup changé, les connaissances physiologiques de l'effort, de l'entrainement sont plus poussées, des tests sont faits pour amener l'entraineur à donner des conseils plus appropriés. Il y a aujourd'hui tout un staff autour des coureurs. Ils ont plusieurs entraineurs dans leur équipe, un psychologue, un préparateur physique, des médecins, des kinés, des diététiciens, donc des gens qui peuvent, dès leur arrivée dans une équipe professionnelle leur donner des conseils d'hygiène de vie et d'entrainement. Le directeur sportif, qui est toujours un ancien coureur, est là pour leur apprendre à courir et leur donner la tactique à suivre.
Vous avez connu 4 phénomènes : Merckx, Hinault, Indurain et Armstrong, qui ont jalonné votre carrière. En analysant les profils de ces 4 coureurs, peut-on tracer des points communs. Quelqu'un comme Hinault avait-il déjà un système d'entrainement différent par rapport à celui de Merckx ou d'Armstrong ? Comment jugez-vous cela ?
Il y a surtout un point commun entre tous ces champions, ce sont d'abord des athlètes hors normes physiquement, car on ne peut pas gagner le Tour de France si on n'est pas doté d'une puissance et d'une capacité physique exceptionnelles. La seconde chose commune aux 4 c'est l'intelligence et dans l'intelligence je mets aussi la volonté de se battre. Ce sont des garçons, qui en plus de leurs capacités physiques, sont hyper-intelligents. Ils font attention à leur hygiène de vie, y compris l'hygiène diététique, aux horaires de repos, à leurs entrainements. Ils savent courir et s'économiser. On ne les voit jamais dans les étapes de plaine, ils s'abritent au milieu de leur équipe pour ne pas dépenser trop d'énergie et quand arrivent les grands contre-la-montre, les grandes étapes de montagne ils sont devant parce que là, c'est le potentiel de chacun qui s'exprime.
On nous parle souvent dans le Tour de France de la fringale. Qu'est ce que c'est ? Intervenez-vous dans ce cas de figure ?
La fringale c'est un nom très connu, très populaire, le vrai nom scientifique c'est une hypoglycémie, ce qui signifie un manque de sucre. Les voitures marchent avec de l'essence et l'organisme humain avec du sucre. Il nous est nécessaire pour bouger, c'est l'énergie immédiatement utilisable par notre organisme pour vivre ou survivre et faire des efforts. Après son dernier repas, le coureur prend le départ avec un certain taux de sucre dans le sang largement suffisant pour faire un certain nombre de kilomètres. Mais comme les efforts cyclistes durent 4, 5 ou 6 heures il arrive parfois, si le coureur ne mange pas pendant la course que son taux de sucre baisse trop. Le taux de sucre normal d'un sujet est 1 G de sucre par litre de sang. Quand on est au-dessous de 0,7 voire 0,6, quelquefois 0,5, on peut ressentir ce que l'on appelle la fringale, c'est-à-dire qu'on a les jambes coupées, on n'a plus de souffle, on transpire, on ne se sent pas bien, on est au bord du malaise. Si on voit un coureur dans cet état-là, on lui donne du sucre, pour qu'il reparte.
Sur une longue étape, pourriez-vous nous dire le poids qu'un coureur peut perdre ?
Si on le fait monter sur la balance le matin au départ de l'étape et qu'on le fait à l'arrivée de l'étape, il peut avoir perdu de 3 à 5 Kg. Mais ces kilos, c'est de l'eau, donc de la transpiration. C'est pourquoi à l'arrivée de l'étape on les voit tous boire abondamment. Leurs soigneurs, leurs kinésithérapeutes leur proposent des boissons en très grande quantité jusqu'au repas du soir. Si on repèse le coureur le lendemain matin au même moment que la veille, il est revenu à son poids de base. En général un coureur cycliste perd 2 à 3 kilos sur un Tour de France. Il faut dire que quand ils arrivent sur le Tour ils sont déjà affutés, entrainés. Ils ont déjà fait 15 à 20 000 kilomètres dans leur saison. Ils peuvent être amenés à boire jusqu'à 6 litres d'eau dans la journée, c'est-à-dire 12 bidons, voir plus s'il fait très chaud.
De tous les Tours de France auxquels vous avez participé, y-a-t-il un évènement qui vous a particulièrement marqué ?
Je ne suis pas un conteur donc je n'ai pas beaucoup d'anecdotes à vous raconter mais le Tour de France est toujours un moment fort dans son ensemble. Tous les ans il y a des exploits, des drames, et tous les ans on est admiratif devant les coureurs. La chose la plus forte qui ressort c'est le courage que déploient ces garçons surtout ceux qui ont la chance d'aller jusqu'à l'arrivée, faire plus de 3 000 kilomètres en 20 jours avec seulement 2 jours de repos. C'est un exploit pour chacun d'entre eux même pour celui qui termine dernier ou avant dernier. Tous les coureurs font un exploit et nous, le médical, sommes plus marqués par ceux qui tombent, se font mal et arrivent quand même à continuer et même à gagner une étape malgré leur chute. Je me souviens de l'exploit de Hinault, l'année où il était tombé à Saint-Etienne. Il avait une fracture du nez, il était maillot jaune mais il fallait encore passer les Pyrénées, on se demandait s'il n'allait pas être obligé d'abandonner. Puis il a quand même gagné grâce à sa volonté, à son courage. C'est un des grands exemples de volonté, de courage des coureurs qui font tous des exploits un jour ou l'autre en s'accrochant, en vainquant l'adversité de la chute.
Lance Armstrong revient cette année, Bernard Hinault pense que c'est quelqu'un d'extraordinaire au niveau physique et mental. Mais qu'après 3 ans d'absence, à 37 ans, à un moment ou un autre il risque de payer. Qu'en pensez-vous ?
Qu'il risque de payer, peut-être pas mais qu'il ait des difficultés oui. Les années passent, même s'il y a des coureurs qui ont gagné le Tour de France plus vieux qu'il ne l'est actuellement. Mais ils ne s'étaient pas arrêtés. Armstrong a beau avoir été probablement le meilleur de tous en ayant gagné 7 Tours de France, il s'est arrêté 3 ans. Donc je crains qu'il ne retrouve pas son état de forme et qu'il ne soit pas au même niveau. Parce que pour gagner le Tour de France, il faut être à 100 % voir 110 ou 120 %. La question est : "ne va-t-il pas être seulement à 90 % ou 95 % de ses possibilités ?" Si c'est le cas, ça ne lui permettrait pas de gagner le Tour de France. C'est l'inconnu, même lui ne saurait pas répondre à cette question, c'est le Tour qui va nous le dire. Même si Armstrong a beaucoup été critiqué en France, qu'il y a eu des suspicions de dopage le concernant, il reste le plus jeune champion du monde professionnel. Il a eu un cancer et ce qu'il a gagné, il l'a mérité.